1905 : ADIEU INDOCHINE ...
Joseph va quitter le Tonkin où il a séjourné deux fois. Quels souvenirs emporte-t-il donc de ces deux périodes?
Le Tonkin: "ambiance Indo-Chine"
Le premier
séjour de Joseph au Tonkin avait débuté en 1889 pour une
durée de vingt quatre mois. Après deux ans de service militaire en métropole, ce jeune conscrit, âgé de 21 ans, avait participé
dans la lointaine Indo-Chine à des combats contre des groupes rebelles
à la présence française. Il faisait partie des appelés
assurant la relève du corps expéditionnaire chargé d'établir
sur le terrain l'autorité de la France après le deuxième
traité de Tien-Tsin entre la France et la Chine. Ce traité avait
établi en juin 1885 la prédominance de l'influence française
sur l'Annam -Tonkin. Ainsi s'était tournée une page vieille de mille ans de vie commune
entre la Chine et Annam.
Même si les conditions de ce traité étaient contraignantes pour les Chinois, cela n'a pas empêché que fussent établies de bonnes relations entre les parties pour concrétiser les accords passés. Qu'il s'agisse de délimiter les territoires de chacun ou qu'il s'agisse d'ouvrir des voies commerciales ou même de faire appel à des ingénieurs français pour participer aux travaux publics chinois, le choix du jeune empereur Guangxu d'accepter les conditions de paix imposées par les Français est finalement bénéfique pour les deux nations.
Certes, l'accord passé entre les deux pays était un fait indiscutable. Mais la réalité fut bien différente sur le terrain. Les pirates chinois que ne contrôlait pas leur propre gouvernement n'eurent aucune raison de se soumettre aux nouvelles autorités françaises. Se tenant à l'écart des troupes françaises, ils continuèrent à terroriser les populations des campagnes isolées. Ces régions montagneuses restèrent peu accessibles avant que d'importantes voies de communications ne puissent être réalisées.
Le deuxième séjour de Joseph au Tonkin débute vingt ans après le traité de Tien-Tsin. Malgré les efforts entrepris pour la maîtrise du terrain, le gouvernement français considère que les militaires stationnés au Tonkin participent encore à une campagne de guerre. Les choses ont tout de même changé! On parle de moins en moins d'exactions commises par des bandes rebelles. Toutefois, il convient d'assurer la sécurité des exploitations agricoles dispersées dans la province et celle des victimes potentielles des bandits.
Cette situation ne concerne pas directement Joseph. Sa mission actuelle est bien différente de celle du conscrit naguère engagé dans des combats. Il travaille dans les bureaux d'études à Hanoï à la Direction de l'Artillerie du Tonkin et se déplace rarement hors de l'agglomération.
Le Tonkin: un climat semi-tropical
Situé au nord du pays, la ville d'Hanoï subit un climat semi-tropical qui n'a pas la douceur quelque peu lénifiante de la Cochinchine - Dame non!... Bretagne où est-tu? ... Vivre ici est difficile pour les métropolitains. L'hiver y est assez frais et humide. Il arrive avec la mousson et dure du mois de novembre jusqu'au mois d'avril. A la fin de l'hiver régne ce que le gens du pays appelle la "poussière de pluie" qui pourrait rappeler aux bretons le crachin de leur enfance. Puis c'est l'été qui est très chaud. Cette période estivale est souvent marquée par le passage de typhons dévastateurs comme celui qu'il avait connu à son arrivée à HanoÏ en juillet 1903. Catastrophes naturelles et épidémies sont le lot de ces régions. Citons tout particulièrement cette effrayante maladie du choléra qui s'est répandu dans tout le Tonkin en 1885. L'épidémie ne connaît pas les frontières. Des cas de choléra sont signalés en France en liaison avec le retour des coloniaux. On s'en méfie à Marseille où bien des bateaux de transport de troupes sont mis en quarantaine avant d'avoir l'autorisation d'accoster. Le docteur Yersin, directeur de l'école de Médecine et de l'Institut Scientifique de Hanoï a depuis des années découvert le bacille responsable de ce fléau. Malgré les progrès faits par cette découverte dans la prévention de la maladie, celle-ci reste à l'état endémique au Tonkin.
Le Tonkin: transformation industrielle
En fait, l'activité de Joseph s'exerce essentiellement sur des projets de construction d'édifices urbains. En particulier, il participe avec une compétence et une autorité reconnue au projet de construction du palais du gouverneur général et celle de l'hôpital situés tous deux à Hanoï. La qualité de son travail est très apprécié à l'Etat Major. Il est aux premières loges pour suivre les investissements industriels, initiés quelques années auparavant par Paul Doumer. Ces investissements commencent à porter leur fruits.
La
première récolte de caoutchouc est emblématique de la volonté
de promouvoir le développement industriel. Cette récolte de caoutchouc
permet à la société Michelin d'alimenter en matière
première son usine métropolitaine. C'est décisif dans le
développement de l'industrie de l'automobile. Par ailleurs, les travaux
publics auxquels Joseph participe, voient leur rythme de construction s'accelérer.
Ainsi, la ligne qui relie Haïphong à Vietri vient d'entrer en service.
On entreprend déjà sa prolongation jusqu'à Lao-Kay et Yunnan-fou
vers la Chine. Le projet est gigantesque dans cette contrée montagneuse
que l'on a décidé de traverser. Ces travaux s'effectuent
principalement à la pelle et à la pioche. L'emploi d'explosifs est peu fréquent et reste dangereux. Il est prévu de créer 3422 ponts et viaducs et 155 tunnels pour
cette nouvelle ligne. La longueur totale de ces ouvrages mis bout à bout
sera de 18 kilomètres! Travaux gigantesques, certes, mais aussi travaux
périlleux où l'on compte de nombreux morts parmi les coolies
et les ingénieurs qui y participent. Par ces travaux, l'intérieur
du pays devient progressivement accessible.
Adieu Tonkin...
La fin du mois de février est proche de la fin de l'hiver. Joseph se porte bien. Il embarque avec plaisir à bord de la navette maritime qui relie Haiphong à Saïgon. Ce voyage de quelques jours n'est pas très confortable mais peu lui importe... Il a revêtu son habit de voyage: le casque colonial blanc à large visière arrière le protège du soleil. Bien sûr la veste et pantalon blanc sont tirés à quatre épingles. Au cours de ce premier cabotage, si l'on peut dire, Il a du temps pour se souvenir des moments passés dans ce pays. Il pense qu'il n'y retournera plus. Accoudé au bastingage du navire, il voit se profiler puis avec une certaine émotion s'éloigner les cotes de l'Anham qu'il avait découvertes lors de son arrivée dans le golfe du Tonkin en 1887. Il se souvient du matin où il avait éprouvé, malgré le brouhaha causé par ses camarades, une sensation de calme à la vue des rivages dorés si bien dessinés sur le bleu de la mer. Les cocotiers lancent toujours vers le ciel des panaches verts. Même si les séjours faits ici n'avaient pas toujours été empreints de la même sérénité, Joseph quitte cette terre avec nostalgie.
Bonjour Cochinchine!
Nous
voici à Saïgon. Cette ville garde des airs de métropole. On
a décidé quelques années auparavant de déplacer la capitale de l'Indochine à
Hanoï. Joseph est heureux de parcourir
la ville avant son embarquement pour Marseille. Chers Cousins, Joseph a
bien des choses à revoir ici et aussi bien des gens à rencontrer.
Profitons de ce début d'été où il ne fait pas encore
trop chaud et avant que la mousson ne nous précipite à l'abri
du premier porche venu... Allons flâner, avec Joseph, devant les grands magasins
de la rue Catinat, nous attabler avec des amis à l'une des nombreuses terrasses
de café ombragées qui s'y trouvent. Que d'histoires à
se raconter sur les aventures de toutes sortes que l'on a connues dans le pays!
On peut même exagérer un peu pour le plaisir de conter avec talent
à la manière des anciens.
Autant d'anecdotes qui feront les délices
de certaines personnes en France! Passons devant la cathédrale. Cet édifice,
réplique de celle de Toulouse, fait penser que nous sommes dans le sud - ouest
de la France. L'ancien palais du gouverneur s'impose dans le paysage urbain.
Il est désormais désaffecté mais Joseph se souvient d'avoir
vu la République y déployer ses ors pour augmenter le prestige
national auprès de l'élite locale et des multiples visiteurs internationaux. Joseph se souvient aussi du plaisir avec lequel il avait accueilli Charles
en 1897.
Mais où est la Cochinchine dans ce quartier européen? Alors, ne boudons pas la visite des pagodes traditionnelles ni celle du jardin zoologique. Nous avons le temps de flâner dans les ruelles du quartier chinois de Cholon. Plus loin, il y a le jardin zoologique. Ce jardin plait bien aux enfants. Joseph aurait aimé y aller avec Jean Baptiste. Il y a là un drôle d'éléphant : quand on lui donne une pièce de monnaie il s'empresse de la porter à son gardien pour avoir une banane.
Adieu Indo-Chine
Joseph
va quitter l'Indo-Chine... Que lui ont donc apporté ses trois missions
effectuées au nom de la France? Le jeune appelé qui avait été
brusquement emporté loin de son pays dans une guerre de conquête,
s'était retrouvé vingt années plus tard dans des fonctions
beaucoup plus paisibles. C'est un artilleur de Marine qui passe le plus clair
de son temps à élaborer des projets de bâtiments terrestres. A
n'en point douter c'est un bâtisseur. "Bâtisseur dans l'arme" aurait pu dire
Charles, son cadet moqueur. Se voit-il architecte? sans doute pas
mais so
n intérêt pour l'architecture est certain. Il a été
amené à construire des bâtiments terrestres dédiés
à l'installation de l'administration française. Ces constructions
sont conçues pour promouvoir l'idée d'une France
riche et puissante. Elles sont imposantes et particulièrement solides
par l'usage du béton armé dans un pays où le matériau
de construction traditionnel est le bois. Elles sont utilitaires, jamais mystérieuses. On sait bien pourquoi et comment elles ont été édifiées.
Tout cela est conçu en dehors des règles du phong thuy
( ou fengshui si vous préférez le Chinois) dont les coloniaux
ne veulent pas entendre parler.
Ces constructions se juxtaposent aux
vieux quartiers traditionnels qui périclitent, faute d'entretien. Comme
cette architecture est sobre comparée à celle des édifices
qui surgissent au détour des chemins! On y trouve des habitations construites
en bois qui résistent mal au climat tropical. Il s'agit souvent de quelques
masures, perdues dans une végétation luxuriante. Mais on peut trouver d'élégantes demeures bien entretenues
appartenant à de riches propriétaires. Le plus surprenant est
qu'il subsiste de nombreuses pagodes et de vieux temples en pleine campagne. On peut rencontrer
ainsi d'étranges bâtisses dont on ne peut pas comprendre la raison d'être
si personne n'est là pour vous initier aux secrets de leur inspiration.
Adieu Indo-Chinois
Ils ont tous des chapeaux ronds mais ne croyez pas, Chers Cousins, que les Indochinois se ressemblent tous. Bien des ethnies vivent sur le dos du "Dragon". Certaines forment des communautés autonomes faiblement peuplées qui vivent isolées sue les hauts plateaux de la cordillère annamite. Leur patrimoine est d'une étonnante diversité remontant à des temps très anciens. Leur étude passionne les ethnologues de l' École Française d' Extrême Orient. En fait, elles ne sont que faiblement concernées par les bouleversements que subissent les régions côtières où se focalise la domination française à savoir: le Tonkin, l'Annam et la Cochinchine. Le climat de chacune de ces régions diffère de celui des autres et explique peut-être leurs différences de tempérament. Disons, dans une première approche, qu'il ne vous faut pas confondre le grand Tonkinois sérieux et travailleur avec le vaste Annamite joueur et artiste et encore moins avec le petit Cochinchinois blagueur et débrouillard!
Comme vous avez pu le voir en accompagnant les frères Pleyber, la mise en valeur de chacune de ces trois régions a utilisé divers moyens adaptés aux conditions climatiques. Au Sud, les travaux utiles à l'agriculture ont consisté à assécher les plaines du Mékong tandis qu'au nord il a fallu créer des canaux d'irrigation dans la plaine du Fleuve Rouge. Le centre est isolé dans des montagnes autour de Hué, capitale et résidence des empereurs de l'Annam. Pauvre en ressources agricoles et minières, ce lieu de mémoire est naturellement protégé de la boulimie industrielle qui modifie radicalement le paysage des autres régions et la manière de vivre de ses habitants. Diables de français, ils ne sont pourtant pas très nombreux à imposer la domination de leur pays!
L'indo-Chine n'est pas une colonie de peuplement comme l'Algérie. La Marine Nationale dispose de troupes terrestres plus connues sous le nom de Marsouins; de quelques auxiliaires indigènes et de services techniques chargés de la mise en oeuvre des grands travaux publics. De très nombreux ingénieurs et contremaîtres français apportent leur compétence sur les chantiers. Les ressources naturelles, minières et agricoles, sont mises en valeur par de riches industriels et de riches propriétaires terriens. Ceux-ci emploient une main d'oeuvre locale conduite par des contremaîtres parlant français et la langue locale . Quelques petits fonctionnaires complètent la colonie française qui reste peu nombreuse par rapport aux autochtones. La colonie européenne est naturellement en majorité française. En Cochinchine, on compte trente cinq européens pour dix mille habitants. Cette proportion est de vingt pour dix mille au Tonkin et seulement de neuf pour dix mille en Annam.
La cohabitation de deux populations aux statuts si différents a-t-elle permis
à Joseph de connaître des gens du pays? Difficile de répondre à sa place ! Peut-on parler de cohabitation quand il s'agit plutôt de mitoyenneté? Joseph
est un homme de bonne foi. Comme beaucoup de ses camarades, il est persuadé d'agir
pour le bien de la France et d'apporter aux populations locales les bienfaits
du progrès moderne.
Les bienfaits escomptés ne sont pas accessibles à tous. Tant s'en faut! La société féodale dominée par les Mandarins subsiste en partie. Ceux-ci lèvent l'impôt dont ils reversent la partie exigée par les Français pour financer l'administration du pays. Ils exercent toujours la justice courante avec des moyens de répression traditionnelle dont les pratiques font frémir même les âmes les moins sensibles. Un espoir naît quelque fois chez les humbles dans la recherche d'un protection auprès des nouveaux maîtres du pays dont les lois semblent plus clémentes à condition de ne pas se rebeller. Les "pirates sont jugés par des tribunaux français. Le charisme des missionnaires français est pour beaucoup dans l'adhésion des populations aux nouveaux temps. Les registres annuels des évêchés montrent une progression importante des conversions au catholicisme chaque année. Pour les Indochinois, il ne s'agit pas d'abandonner le Bouddhisme ou le Taoisme mais simplement de s'enrichir d'une nouvelle religion qui ne condamne pas leurs croyances et, en particulier, respecte scrupuleusement le culte des ancêtres.
Dans les campagnes, il y a les Nhà-Quê (paysan; prononcer niacoué). Ils
cultivent inlassablement le précieux riz qui est leur principale nourriture.
Le plus souvent ce sont les femmes qui en assurent la culture alors que les hommes
sont partis gagner quelques piastres en ville ou sur de lointains chantiers.
La vue de ces femmes courbées, les pieds dans l'eau, coiffées de
leur immenses chapeaux coniques est inoubliable. Mais au retour du printemps,
la survenue quasi inéluctable de typhons vient détruire cette image idyllique,
empreinte de sérénité. Les travaux de réparation qui suivent sont effectués à la force des bras avec des moyens mécaniques dérisoires. Comme d'habitude
ici, les choses se font avec une fébrilité et une endurance qui forcent l'admiration.
Cette faculté de travailler durement est mise à profit dans les chantiers de travaux publics où la demande de main d'oeuvre a fortement augmentée dans les dernières années. Les "coolies" se pressent pour y trouver du travail. Ils viennent un peu de partout dès qu'ils sont au courant d'une possibilité d'emploi. Bien que volontaires, ils n'obtiennent pas tous un emploi car ils sont choisis par des recruteurs, indochinois ou français, qui apprécient leur robustesse. Sur place, ils vivent entre eux, loin de leurs familles pour des mois sinon pour des années. Groupés en équipes, ils reçoivent les ordres de contremaîtres originaires du pays qui ont la chance de pouvoir parler français. Joseph a pu apprécier à leur juste valeur la vaillance et la qualité du travail des coolies dans les chantiers de travaux publics bien qu'il n'ait pu que très rarement entrer en contact avec eux
Certains jeunes Tonkinois sans ressources et perdus dans la tourmente des exactions des pirates chinois s'engagent dans l'armée française où ils trouvent une situation stable et une et protection. Ils font partie des tirailleurs tonkinois. Ils sont encadrés et entraînés par des sous-officiers et officiers français; ils vivent entre eux recevant les ordres du commandement qu'ils exécutent sans rechigner. La situation de leurs chefs n'est pas de tout repos. Il peut arriver que les tirailleurs désertent au profit des pavillons noirs après avoir tué leurs chefs. Ils peuvent ensuite se pavaner avec leurs armes récupérées.
En ville, certains jeunes instruits dans des écoles françaises, généralement tenues par des jésuites, sont séduits par la culture française. Cet enseignement leur donne accès à la littérature française où l'on peut rêver et parler de liberté dans un monde idéal tellement différent du leur. Ceci leur apparaît comme étant un moyen d' émancipation qui permet d'échapper aux règles traditionnelles de désignation des élites. Toutefois, les avis sont partagés. Les tenants de la tradition sont conscients d'appartenir à une civilisation qui vaut bien celle que leur proposent ces " barbares" comme ils les appellent. Ils le disent en catimini car beaucoup d'entre eux ont conservé des privilèges qui pourraient bien un jour leur faire défaut si leur propos venaient à être connus.
Parler
français est bien utile pour trouver du travail ailleurs que sur les
chantiers. En ville comme dans les exploitations agricoles, les français
recherchent des domestiques. La bonne tenue du ménage, la qualité
de la cuisine et l'entretien méticuleux du linge exige que l'on dispose
de serviteurs zélés si l'on veut tenir son rang. Ce n'est pas
toujours facile car la tenue ves
timentaire reste très européenne
malgré le climat tropical. Il faut aussi pouvoir faire confiance à ses domestiques. C'est le cas pour les boys qui malgré cette appellation sont bien
du pays. Les boys sont de parfaits serviteurs attentifs au moindre désir
de leur maîtres. Ils les accompagnent en promenade, portent leurs paquets,
tiennent une ombrelle ou même tiennent la laisse de leur cheval comme le
montre la dernière photo envoyée par Madeleine à Joseph.
Eh oui, chers cousins, Un Pleyber s'en va et une Pleyber arrive: Louis Delfolie en mission pour deux ans et sa femme Madeleine, soeur de Joseph, viennent de débarquer en Indochine. Ils se sont empressés de faire une photo "grand style" qui montre leur bonne installation dans la Colonie.
La sérénité qui émane habituellement du visage des gens du pays a frappé Joseph comme beaucoup d'européens.
S'agit-il de détachement pour les uns, de dédain pour les autres ou de résignation pour tous?
Est-ce le reflet d'une grande force d'âme inspirée par une philosophie paisible qui associe étroitement tous les êtres vivants et morts à la nature qui les entourent?
Et si vous voulez écouter La petite Tonkinoise chanté par Josephine Baker... tiré du site http://belleindochine.free.fr
De Saïgon à Brest
"Partir
c'est mourir un peu" dit le poète. Ce n'est pas ressenti de la sorte
par Joseph; il aime bien ces départs qui vous emmènent vers d'autres
cieux. Peut-être aussi sera t-il embarqué vers un autre destin? A l'âge de 39 ans, il a encore un bel avenir devant lui. Un sentiment de libération
l'envahit. Tout lui paraît plaisant à bord de "l'Annam". Ce
superbe paquebot est un des fleurons de la flotte des Messageries Maritimes. Pensez donc! ce bâtiment est équipé de deux hélices,
d'une chaudière à triple détente et il peut filer à
18,5 noeuds. De plus la vie à bord du paquebot est luxueuse lorsque l'on
voyage en première classe. Les voyageurs viennent de tous les horizons
de la société. Leur rencontre est l'occasion de sortir du cadre
austère de la vie militaire. Rappelez vous, chers cousins, le port de
la redingote est de rigueur pour le dîner, les conversations sont plaisantes.
Prompt à faire de nouvelles connaissances, Joseph apprécie habituellement
bien le contact avec ces gens d'un autre monde que celui qu'il a l'habitude
de côtoyer.
Comme son frère Charles, Joseph arrive à un tournant de sa carrière. Les années ont passé. Il a pu se constituer une certaine retraite qui tient compte de ses campagnes militaires dans les colonies. Dans deux ans il pourrait décider de poursuivre une carrière militaire dans la Marine ou de se libérer pour trouver une nouvelle activité dans la société civile. Cette nouvelle activité lui serait nécessaire pour compléter une retraite militaire modeste. A l'âge de 39 ans l'avenir lui appartient à condition de maintenir quelques bonnes relations.
Joseph
est resté en relation régulière avec son frère Charles.
Dans ses lettres, celui-ci lui décrit le plaisir qu'il éprouve
à se retrouver à Vannes dans sa nouvelle famille. Il arrive à
Charles d'être lyrique. Il vante à son frère les beautés du golfe
du Morbihan. Sacrée Eugénie qui a réussi à accrocher
un léonard au bord de cette petite mer qui, apparemment, est si merveilleuse
aux yeux de son cadet ! Par ces échanges épistolaires, Joseph est au courant de la nouvelle
situation de son frère. Celui-ci est reparti dans les colonies après
avoir été détaché de la Marine avec ce que l'on
appelle un statut "hors cadre". Il occupe un poste
au Haut Commissariat des Travaux Publics du Sénégal. Cette
situation fait la part belle à l'initiative et à l'exercice
des responsabilités, un statut qui permet de garder les avantages de
la solde militaire agrémentés de "primes de haute mer".
Charles a trouvé un bon filon. Voilà une situation qui pourrait bien
séduire Joseph.
En fin
de ce cinquième voyage de retour au "pays", Joseph éprouve
une certaine lassitude. Est-ce la fatigue de ces longs trajets? La raison en
est sans doute plus profonde. Il
faut dire que toutes ces années passées loin de la terre natale
l'ont transformé au point qu'il se demande parfois quelle place est la
sienne sur cette terre qui l'a vu naître. Après le long parcours
en chemin de fer depuis Marseille, son arrivée en gare de Brest confirme
ce sentiment d'abandon. En foulant les pavés du cours d'Ajot, baigné
dans la brume froide du matin, il a le sentiment que toute la ville de Brest
est bien noire et bien triste. Elle lui paraît même carrément
hostile. Il n'y a ici plus personne à qui parler en dehors des camarades
de la Marine. Il pourrait les retrouver et évoquer le passé. Celui-ci
ne l'intéresse déjà plus. Il ne pourra pas retrouver son
cher frère Charles qui est au Sénégal. Brest, la brumeuse,
a été le lieu de ses premiers amours, de ses premiers projets
de vie familiale. Comme nous le savons, Joseph a été deux fois marié
et le voila deux fois veuf. Le souvenir de ces disparitions le hantent souvent. C'était en février 1896 que Jeanne était décédée
sans qu'il ait pu l'accompagner dans sa maladie. Cette triste
nouvelle lui était parvenu avec un mois de retard sans qu'il ne se soit
douté de quelque chose auparavant. Il était alors dans cette Indo-Chine
si éloignée de Brest. Lorsqu'il est au Soudan en août 1903 le décès de Marie le rend veuf une deuxième fois.
"Gast me voilà bien veuf" se dit-il souvent en trouvant dans cette expression du pays brestois une sorte de réconfort moral.